MATTOTTI : LIGNE FRAGILE et COULEURS FLAMBOYANTES
Les Rencontres Chaland de Nérac ont dix ans cette année. Pour marquer le coup, il fallait à l’affiche un auteur majeur, incontestable, dont l’influence est aussi marquante dans le domaine de l’illustration que dans celui de la bande dessinée.
Lorenzo Mattotti est né le 24 janvier 1954 à Brescia en Italie. Son père étant militaire de carrière, il n’y réside que trois ans, déménageant souvent ensuite à Ancone, à Parme, puis Côme… Sa famille est cependant originaire de la région de Mantoue (près de Vérone) et s’est établie à Udine où il a encore aujourd’hui des attaches très profondes. Ayant fait des études secondaires scientifiques, il aurait bien voulu faire une école d’art, mais il recule devant une institution trop fermée et choisit comme bien d’autres (Crepax, Micheluzzi…) l’architecture où il apprend la relation avec l’espace. Son ami Renato Calligaro qui dessine aussi des bandes dessinées, lui indique le chemin de l’agence Quipos, qui défend les plus grandes figures de l’école argentine : Quino et son Mafalda – le best-seller de la maison —, mais aussi Alberto Breccia ou Muñoz & Sampayo dont la radicalité l’influence. Mais son dessin intéresse peu d’éditeurs.
DES DÉBUTS DIFFICILES
Les échanges entre la France et l’Italie sont intenses. Après quelques publications sporadiques notamment dans Linus mais aussi dans quelques fanzines en France, Mattotti rencontre Igort à Lucca. Ensemble, ils fondent avec Brolli, Giorgio Carpinteri, Marcello Jori et Fabrizio Ostani, alias Jerry Kramsky, le groupe Valvoline. Ils convainquent la directrice de la revue Alter de faire un supplément de 30 à 40 pages dans son magazine qui serait dédié à Valvoline. Contrairement au déjanté Frigidaire, dans Alter s’exprime une esthétique qui s’inspire des peintres qui s’inspire des peintres des avant-gardes picturales fauves, futuristes cubistes, expressionnistes,… Cette collaboration dure plus d’un an. C’est l’époque où il publie Alice Brum-Brum, avec Kramsky (1976), une adaptation vraiment très libre d’Alice au Pays des merveilles, puis Huckleberry Finn adapté de Mark Twain par Antonio Tettamanti, enfin Tran Tram Rock et Incidenti (Incidents , 1978) qu’il réalise seul. Il y développe un dessin en noir et blanc, dans une « ligne fragile », une formule qu’il reprendra pour titre d’un de ses recueils. L’époque est, partout en Europe, à l’expérimentation. La revue Frigidaire fondée par Vincenzo Sparagna, Stefano Tamburini et Filippo Scòzzari, et qui s’est attaché les collaborations d’Andrea Pazienza, Tanino Liberatore ou de Massimo Mattioli (nov. 1980) prolonge les innovations de Linus (1965) et intègre les révolutions de la nouvelle vague française de L’Écho des Savanes, de Métal Hurlant et d’ (À Suivre) en impulsant des formes nouvelles, plus « punk », plus violentes.
LE FEU DE LA CONSÉCRATION
Mattotti est influencé par ces différents courants et ses débuts sont marqués par l’Underground américain mais il trouve rapidement son style s’appuyant notamment en 1980 dans Il Signor Spartaco (Le Signor Spartaco (Le Signor Spartaco, Casterman) sur une palette chromatique puissante faite de crayons et et de pastels. Arrive la consécration avec Fuochi (Feux) Feux qu’il publie dans L’Écho des Savanes (1985, il reçoit de nombreux prix dont le Prix Max und Moritz en 1992). C’est une déflagration majeure dans le paysage de la bande dessinée. Thierry Van Hasselt, le chef de l’avant-garde belge et cofondateur de Frémok s’en réclame. Il déclare avoir découvert cet album « dans un état de sidération ». S’ensuivent Labyrinthes (1988), Doctor Nefasto et Murmure (1989), tous trois scénarisés par Jerry Kramsky, ce dernier ratant de peu l’Alphart étranger à Angoulême au profit de V for Vendetta de David Lloyd et Alan Moore. Ce dernier déclara qu’il aurait mieux valu que Murmure ait le prix. Sa carrière se poursuit : L’Homme à la fenêtre avec Lili Ambrosi (1992, Prix Max und Moritz 1983) ; Le Voyage de Caboto avec Jorge Zentner (1993) ; Stigmates avec Claudio Piersanti (1994, adapté à l’écran en 2009) ; L’Arbre du penseur (1997); Docteur Jekyll & Mister Hyde avec Jerry Kramsky (2002, Eisner Award de la meilleure bande dessinée étrangère en 2003) ; Les Deux Bossus avec Jerry Kramsky (2002), Le Bruit du givre avec Jorge Zentner (2003), Lettres d’un temps éloigné ‘2005), Chimère (2006) et, après une longue interruption, Guirlanda avec Jerry Kramsky (2017) où il renoue avec sa « ligne fragile ».
L’ILLUSTRATEUR FLAMBOYANT
Parallèlement, Mattotti illustre de nombreux livres : Pinocchio de Collodi (1990) ; Le Pavillon sur les dunes de Stevenson, Eugenio avec Marianne Cockenpot (Grand Prix de Bratislava en 1993, adapté à l’écran en 1999) ; La Divine Comédie : L’Enfer de Dante en 1999, The Raven (Le Corbeau d’Edgar Allan Poe en collaboration avec Lou Reed ; Hänsel et Gretel de Jacob et Wilhelm Grimm (2009) ; un carnet de voyage sur le Vietnam pour Louis Vuitton Travel Books (2014), etc. Il fait également une brillante carrière d’illustrateur dans la presse pour Vanity Italie, Cosmopolitan, Glamour, The New Yorker, Le Monde, Télérama, Paris Match, Libération, etc. On lui doit aussi de nombreuses affiches devenues iconiques pour le Festival de Cannes ou pour la Mairie de Paris, une ville où il réside depuis 1998. Il a travaillé sur l’adaptation de son album Eugenio de Jean-Jacques Prunès (1998), sur les liens entre les trois épisodes du film Eros de Wong Kar-Wai – Soderbergh et Antonioni (2004), sur l’un des épisodes du dessin animé Peur(s) du noir (2008) sur le dessin animé Pinocchio (2011) et il réalise lui-même La Fameuse Invasion de la Sicile par les ours, toujours en cours de production.
Outre plus de cinquante expositions qui lui ont été consacrées dans des galeries privées ou dans des festivals, le Palazzo delle Esposizioni de Rome et le Frans Hals Museum de Haarlem lui ont dédié une rétrospective en 1995. Il reçoit de nombreux prix internationaux pour l’ensemble de son œuvre dont le Prix Caran d’Ache de Rome en 1995, le Prix Micheluzzi de Naples et l’Inkpot Award à San Diego en 1998, le « Grand Boum » du Festival de Bois en 2005, et un Max und Moritz exceptionnel à Erlangen en 2012. Il connaît une remarquable consécration artistique grâce à une importante exposition rétrospective au Fonds Hélène et Edouard Leclerc à Landerneau en 2015, succédant dans cette institution dédiée à l’art contemporain notamment à Mirò, Dubuffet et Giacometti. Les commissaires de son exposition, David Rosenberg et Lucas Hureau, lui consacrent à cette occasion deux beaux livres d’art. L’année suivante, c’est le prestigieux Centre d’Art Contemporain de la Villa Manin qui lui ouvre ses portes d’octobre 2016 à mars 2017. C’est donc un créateur d’envergure que les Rencontres Yves Chaland de Nérac reçoivent à l’occasion de leur 10e anniversaire.
Didier Pasamonik