DAVID PRUDHOMME ET PASCAL RABATÉ : DEUX CERVEAUX ET QUATRE MAINS
Le travail à quatre mains, voire à six ou davantage, n’est pas une nouveauté dans la bande dessinée : Dupuy et Berberian, Schuiten et Renard, Chaland et Cornillon naguère ou, récemment, le duo Bastien Vivès et Merwan Chabane dans Pour l’Empire, le même Vivès associé à Balak et Sanlaville dans Lastman ou encore à Ruppert et Mulot dans La Grande Odalisque, ont démontré que le dessin est, comme la musique, susceptible de livrer de jolies pièces communes, voire des chefs-d’œuvre.
La marée des souvenirs
Vive la marée ! (Futuropolis) est de cette eau-là. Paru en septembre, cet album a été conçu « à deux cerveaux et à quatre mains » par David Prudhomme et Pascal Rabaté. C’est un petit bijou serti de souvenirs de vacances : celles que vous avez vécues ces derniers jours, et dont le bienfait, comme votre bronzage, se dissipe peu à peu. Cette Marée-là observe les « vrais gens », fait de chaque bribe de conversation un haïku plein de promesses, de chaque silence une respiration contemplative qui s’éloigne du « bruit des gens qui s’amusent ». Elle se nourrit, avec ses va-et-vient facétieux, coquins et joueurs, de drames minuscules et secrets, comme la disparition de ce petit soldat vert qui ne réapparait jamais au bon moment, ni au bon endroit, parce qu’il appartient désormais à la mer. Les deux auteurs de cette merveille se connaissent bien. Leurs chemins se sont croisés à plusieurs reprises, mais jamais ils n’avaient travaillé d’une façon aussi fusionnelle. Ils viennent présenter le fruit de leur travail aux Rencontres Chaland de Nérac.
Pascal Rabaté, du papier à l’écran
Pascal Rabaté, né en 1961 à Tours, vit à Angers. Ayant publié ses premiers travaux au tournant des années 1990 dans le Futuropolis de Florence Cestac et d’Étienne Robial (Exode, Les Amants de Lucie et Vacances, vacances), il appartient pleinement à cette génération de créateurs de bande dessinée qui, comme Étienne Davodeau, tient la chronique de ces gens « de peu » que l’on croit indifférents parce qu’ils ne réclament rien. Et pourtant l’humanité est là, simple, tranquille, essentielle. Évidemment, les premiers tirages de Rabaté sont confidentiels. Des années durant, l’auteur est tenu à bout de bras par ses éditeurs : Les Pieds dedans (3 vol., 1992-1995 ), Ex voto (avec Zamparutti, 1994), Un ver dans le fruit (1997), tous parus aux Éditions Vents d’Ouest.
Elles sont récompensées puisqu’enfin, sa notoriété prend son envol avec les quatre volumes d’Ibicus (1998-2001), une libre adaptation du roman Ibycus d’Alexei Tolstoï qui reçoit l’Alph’Art du meilleur album à Angoulême et le prix Canal BD des libraires de bande dessinée.
Le dessin de Rabaté est dans cette ligne contemporaine qui prospère depuis que Pilote et Métal Hurlant ont ouvert les vannes d’une ambition graphique plus artistique qui trouve son prolongement dans les travaux de L’Association (où Rabaté publie Les Cerisiers, en 1992 dans la collection Patte de mouche), de Amok (où il dessine également Un Temps de toussaint pour Angelo Zamparutti en 1999), Freon ou Atrabile. Il délaisse le dessin pour le scénario et écrit pour des talents, jeunes comme lui, comme Bibeur-Lu (Tartines de courant d’air, Vents d’Ouest, 2001 ; Biscottes dans le vent, Vents d’Ouest, 2013), Virginie Broquet (Les Yeux dans le bouillon, Casterman, 2000) et un certain… David Prudhomme (Jacques a dit, Charette, 1998 et Le jeu du foulard, Charette, 1999).
Rabaté revient chez le Futuropolis de Sébastien Gneadig pour multiplier les coups d’éclat : Les Petits Ruisseaux (2006), mais aussi La Marie en plastique qu’il écrit, tiens, tiens,… pour David Prudhomme (2 vol., 2006-2007) qui lui vaut un nouveau Prix au festival d’Angoulême. S’il publie un album illustré pour Gallimard Jeunesse : Harry est fou, adapté de D. King Smith, un dernier album, Petit rien tout neuf avec un ventre jaune (2009, Futuropolis) et illustre Bien des choses pour François Morel chez le même éditeur, il prend cependant un tournant important en 2010 en adaptant lui-même au cinéma Les Petits ruisseaux, avec Daniel Prévôt dans le rôle-titre.
C’est que, comme Lauzier, Bilal, Marjane Satrapi ou Joann Sfar avant lui, il a décidé de passer derrière la caméra au moment même où le monde de la BD le couvre de lauriers puisqu’il reçoit le Grand Prix de la critique ACBD en 2007 et prix Jacques Lob pour l’ensemble de son oeuvre de scénariste en 2009 au Festival de Blois.
Aujourd’hui, Pascal Rabaté partage harmonieusement son activité d’auteur de BD : Rupestres ! (2011, Futuropolis), aux côtés d’Emmanuel Guibert, Étienne Davodeau, Troub’s, David Prudhomme et Marc-Antoine Mathieu, Crève Saucisse (dess. Simon Hureau, 2013, Futuropolis), Fenêtres sur rue (sc. et dess., Soleil Noctambules, 2013), Le Linge sale (dess. Sébastien Gnaedig, 2014) avec celui de cinéaste : Ni à vendre ni à louer (2011) avec Jacques Gamblin et Maria de Medeiros, Du Goudron et des plumes (2014) avec Sami Bouajila et Isabelle Carré.
En 2015, il retrouve David Prudhomme pour un album à deux cerveaux et quatre mains Vive la marée ! chez Futuropolis présenté aux Rencontres Chaland de Nérac.
Le travail à quatre mains, voire à six ou davantage, n’est pas une nouveauté dans la bande dessinée : Dupuy et Berberian, Schuiten et Renard, Chaland et Cornillon naguère ou, récemment, le duo Bastien Vivès et Merwan Chabane dans Pour l’Empire, le même Vivès associé à Balak et Sanlaville dans Lastman ou encore à Ruppert et Mulot dans La Grande Odalisque, ont démontré que le dessin est, comme la musique, susceptible de livrer de jolies pièces communes, voire des chefs-d’œuvre.
Le dessin musical de David Prudhomme
Le Bordelais David Prudhomme (né à Tours en 1969) passe directement d’Angoulême, où il fait ses études, à… Grenoble et à la bande dessinée classique des années 1990 chez l’éditeur Glénat en réalisant six albums de Ninon secrète (1992-2004) pour le scénariste Patrick Cothias.
Mais sa rencontre avec Pascal Rabaté le fait sortir de l’ornière commerciale avec deux albums pour les éditions Charette : Jacques a dit (1998) et Le Jeu du foulard (1999). C’est ensuite la rencontre avec Étienne Davodeau pour qui il dessine l’adaptation d’un roman méconnu de l’immense Georges Brassens, La Tour des miracles (2003, Delcourt). En 2006, pour L’An 2, il adapte la pièce moyenâgeuse La Farce de maître Pathelin ou encore, pour Alain Beaulet, J’entr’oubliay de François Villon. On sent bien que la bande dessinée d’auteur est son nouveau cap. Avec son complice Pascal Rabaté, il produit un drôle de diptyque, une chronique familiale intitulée La Marie en Plastique (2006 et 2007, Futuropolis) qui remporte un prix à Angoulême et qui le place désormais dans le cercle fermé des auteurs avec lesquels il va falloir compter : nul n’ignore plus désormais son trait élégant et raffiné, qui croque avec justesse et tendresse les attitudes, les regards, les sentiments…
C’est le premier livre important qu’il réalise seul, au scénario comme au dessin, qui va lui apporter la célébrité. Rébétiko (la mauvaise herbe) (2010, Futuropolis) nous décrit avec nostalgie les figures d’une musique populaire méconnue, cousine du tango, du fado et du blues, dont les mélopées issues de l’Orient et de l’Europe centrale, paraissent si indécentes et si contestataires à la dictature militaire grecque que ces musiciens souvent pauvres doivent affronter une terrible répression. Graphiquement, Prudhomme subjugue son monde en saisissant avec une magistrale autorité les envoûtantes ambiances méditerranéennes, gorgées de lumières, de parfums et de breuvages enivrants, mais surtout cette musique qui arrive à transcender le mutisme du papier.
L’album ne passe pas inaperçu : il rafle coup sur coup, la même année, le Prix Regard sur le monde au Festival d’Angoulême, le Prix Lire de la meilleure bande dessinée de l’année, le Prix Ouest-France/Quai des Bulles au Festival de Saint-Malo 2010 et enfin le Prix de la Meilleure bande dessinée adaptable au cinéma au Forum International Cinéma et Littérature de Monaco. La Grèce lui rend la pareille puisqu’il reçoit le Best Foreign Edition Award au festival Comicdom d’Athènes l’année suivante.
En 2011, Prudhomme emmène ses copains sous terre, découvrir l’art pariétal des âges farouches. Cela donne Rupestres! (Futuropolis), un ouvrage collectif où il retrouve ses amis Étienne Davodeau et Pascal Rabaté, mais aussi Emmanuel Guibert, Marc-Antoine Mathieu et Troub’s. Son ouvrage La Traversée du Louvre (Futuropolis, 2012), publié en coédition avec le musée du Louvre) lui vaut d’être récompensé par le prestigieux Prix International de la ville de Genève.
En 2015, David Prudhomme joint cerveaux et mains avec Pascal Rabaté pour la réalisation de Vive la marée ! (Futuropolis). Ils sont les invités, l’un et l’autre, d’honneur des Rencontres Chaland de Nérac.
Didier Pasamonik